Comprendre comment interagissent molécules et écosystèmes
Prairie, forêts, lacs ou marais: les écosystèmes sont des structures relationnelles complexes. Les plantes, les animaux et d’autres êtres vivants s’influencent mutuellement; mais dépendent aussi de la manière dont est structuré l’environnement non vivant. Sur un sol riche en nutriments se développent par exemple des communautés d’espèces tout autres que dans un milieu pauvre en nutriments.
Ces interactions sont connues depuis longtemps. Cependant, la recherche se contentait jusqu’à présent de gratter à la surface, explique Erika C. Freeman, postdoctorante dans le groupe de recherche du professeur Florian Altermatt à l’institut de recherche sur l’eau Eawag et à l’université de Zurich. «Il existe des millions de composés organiques différents dans le sol, l’eau et l’air. La recherche s’est peu intéressée à la manière dont ils interagissent et aux procédés écologiques.»
Une équipe de chercheuses et chercheurs dirigée par Erika C. Freeman, l’autrice principale d’un article qui vient de paraître dans la revue scientifique Trends in Ecology & Evolution, appelle à combler cette lacune scientifique. Les conditions sont réunies, déclare la scientifique. «Pour la première fois, la spectrométrie de masse haute résolution, les vastes banques de données et la capacité de calcul accrue nous permettent de saisir systématiquement la complexité des écosystèmes au niveau moléculaire. En parallèle, grâce à de nouvelles technologies de séquençage, notre compréhension des processus métaboliques chez les plantes et les animaux, mais aussi chez les microbes, a fait d’énormes progrès.» L’heure est donc venue pour une «écologie des molécules», dont le but sera d’étudier les interactions entre certaines molécules organiques et les êtres vivants dans les écosystèmes.
Une molécule de brome tue les pygargues
Certaines analyses de ce type existent déjà. Il y a quelques années, des scientifiques ont pu prouver qu’une molécule contenant du brome était la cause d’une mystérieuse extinction des pygargues à tête blanche aux États-Unis. Des cyanobactéries vivant sur une plante aquatique invasive produisent cette toxine qui s’accumule tout au long de la chaîne alimentaire et est ingérée par les rapaces par l’intermédiaires de leurs proies, comme les oiseaux marins. Une équipe de chercheuses et chercheurs a montré dans une autre étude qu’un composé dénommé «6PPD», produit par l’usure des pneus de voiture, était responsable de la mort des saumons argentés dans les fleuves américains.
Des exemples aussi spectaculaires ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Selon les scientifiques, il est par exemple connu que dans les forêts, les tanins des plantes ralentissent la décomposition des feuilles et influent ainsi sur le cycle des nutriments. Quant aux scolytes, ils se coordonnent à l’aide de molécules volatiles, les phéromones, pour coloniser en masse les conifères affaiblis qu’ils attaquent et font mourir. Ces phéromones jouent ainsi un rôle central pour les cycles de reproduction des coléoptères, la santé des arbres et, finalement, pour la répartition des nutriments dans la forêt par l’intermédiaire de la décomposition du bois.
Depuis ses études au Canada et en Grande-Bretagne, Erika C. Freeman est fascinée par ce type d’interactions. Elle a étudié dans sa thèse comment les composés de carbone devenus des substances dissoutes pénètrent dans les rivières et les lacs depuis les sols. Elle a pu démontrer comment ces composés sont décomposés en route par des microbes, comment la composition des molécules se modifie… et les conséquences sur la capacité des eaux à stocker le carbone.
Un nouveau champ de recherche pavé de questions
«Il existe de nombreuses questions passionnantes sur la manière dont interagissent la chimie et la vie dans les écosystèmes», assure Erika C. Freeman. Existe-t-il par exemple des molécules clé particulièrement importantes pour certaines fonctions écosystémiques? Certains composés fournissent-ils des informations sur l’état des eaux, à l’instar d’une empreinte digitale? Comment les nombreux produits chimiques introduits par les activités humaines dans les réservoirs d’eau potable s’influencent-ils mutuellement; et quelle est l’influence sur leur toxicité? Ou encore: la diversité des molécules dans les tropiques est-elle particulièrement importante, à l’instar de la biodiversité? Et si oui: comment la diversité chimique et biologique s’influencent-elles mutuellement au cours de l’évolution?
Cette publication est destinée à inciter la communauté scientifique travaillant sur les écosystèmes à creuser ce genre de questions. «Notre étude pose le cadre d’un nouveau champ de recherche», affirme Erika C. Freeman. «Ce cadre est important pour avancer ensemble de façon plus organisée et plus claire.»
Chimie et biologie au coude à coude
L’article esquisse la façon dont les questionnements peuvent être abordés dans «l’écologie des molécules». Déterminer la nature et la fréquence des différentes molécules dans un échantillon est primordial. Mais les analyses des caractéristiques moléculaires sont également importantes, par exemple les groupes chimiques fonctionnels ou la solubilité. Il faut enfin analyser comment les molécules interagissent entre elles et avec les organismes présents dans l’écosystème. De telles analyses sont uniquement possibles grâce à une collaboration interdisciplinaire.
Mais Florian Altermatt est convaincu que ce rapprochement entre chimie et biologie en vaut la peine. En effet, la pertinence de l’écologie des molécules va bien au-delà de la recherche fondamentale. «À une époque où les changements environnementaux sont rapides, ces connaissances présentent bien sûr un intérêt scientifique, mais sont aussi cruciales pour notre société», explique-t-il. «Comprendre comment molécules et organismes interagissent dans les écosystèmes nous aide à prédire les impacts du changement climatique, à garantir la qualité de notre eau potable ou à maintenir la productivité de notre agriculture.»