Le secret des Stradivarius dévoilé
Les violons fabriqués par Antonio Stradivari aux XVIIe et XVIIIe siècles sont célèbres dans le monde entier en raison de leur sonorité unique: beaucoup considèrent qu’il est le meilleur luthier de l’histoire et certains de ses instruments à cordes se négocient à plusieurs millions de francs suisses. Les violons de Guarneri del Gesù, qui, comme Stradivari, était luthier à Crémone en Italie, jouissent du même prestige.
La communauté scientifique s’est longtemps heurtée à une énigme: comment ces anciens maîtres s’y prenaient-ils pour obtenir des instruments à la sonorité aussi extraordinairement vivante? Leur secret résidait-il dans le mode de construction? Les luthiers de Crémone utilisaient-ils un bois de qualité particulière, dont la composition n’est pas reproductible en raison des changements climatiques? Ou est-ce à cause de certaines moisissures lignivores que même une note jouée très doucement sur ces instruments reste audible jusqu’au fond des grandes salles de concert?
C’est la chimie qui fait la musique
Une étude, placée sous la direction de Hwan-Ching Tai de l’Université nationale de Taïwan à Taipei, vient de confirmer une autre théorie: les anciens maîtres traitaient le bois de leurs violons avec des produits chimiques qui en modifiaient durablement la structure. C’est ce qu’ont montré des analyses de la composition chimique du bois de ces violons, menées au PSI.
Puisque les précieux violons originaux ne sont pas disponibles pour des mesures, les scientifiques – emmenés par Joseph Nagyvary, professeur émérite à la Texas A&M University aux Etats-Unis et coauteur de l’étude – se sont livrés à un travail fastidieux pendant trois décennies: recueillir les copeaux et les éclats de bois que les réparations de ces instruments ont produits. Ceux-ci ont été mesurés sur la ligne de lumière PHOENIX, au centre de rayonnement synchrotron suisse, SLS et comparés avec des échantillons de bois de violons modernes.
«Nous avons examiné la teneur et la répartition des éléments légers dans les échantillons de bois, en utilisant la méthode de la spectroscopie de rayons X, raconte Thomas Huthwelker, chercheur au Laboratoire de femtochimie du PSI. Nous avons découvert, entre autres, des quantités relativement importantes d’aluminium, réparties de manière uniforme dans le bois de tous les échantillons des violons de Guarneri.» Plusieurs échantillons de violons de Stradivari contenaient également d’importantes quantités d’aluminium.
Les scientifiques estiment que cette répartition uniforme indique que le bois a été traité. Il est plausible, par exemple, que le matériau ait été trempé dans des solutions très concentrées contenant de l’aluminium. Comme les sels d’alun, qui sont un sulfate double d’aluminium et de potassium. Les atomes d’aluminium interconnectent les molécules de bois, ce qui le stabilise de l’intérieur. «Bien entendu, nous ne pouvons pas savoir ce qui s’est passé à l’époque, admet Thomas Huthwelker. Mais ce genre de traitement constituerait une bonne explication. Avec elle, tout se tient.»
Maîtres de la manipulation
Outre la spectroscopie de rayons X, les scientifiques ont utilisé d’autres méthodes d’analyse pour tenter de percer les secrets des violons de Crémone. Toutes les mesures, selon l’étude, ont mis en évidence une «composition élémentaire non naturelle» du bois.
Les échantillons des violons de Stradivari présentaient d’importantes quantités de sodium, de chlore et de potassium, ce qui suggère qu’ils ont été traités avec de la potasse ou avec du sel de cuisine ordinaire. La potasse fait, elle aussi, éclater partiellement les molécules des polymères du bois et entraîne une modification durable de sa structure. Le sel de cuisine, quant à lui, empêche le dessèchement du bois. Dans les échantillons de Guarneri, les scientifiques ont également trouvé du calcium, ce qui parlerait en faveur d’un traitement à la chaux. Tout comme la potasse, la chaux permet d’éliminer les résidus de résine, le sucre, les huiles et autres impuretés contenues dans le bois.
«Nos données suggèrent que les anciens maîtres se livraient à des expériences d’ingénierie des matériaux pour créer des caisses de résonance dotées de propriétés uniques», relèvent les scientifiques dans leur publication. Les anciens maîtres luthiers, manifestement, n’appréciaient guère le bois non traité, contrairement à beaucoup de luthiers modernes.