Mieux concilier énergie hydroélectrique et biodiversité

Les centrales hydroélectriques à accumulation contribuent à la transition énergétique, mais influencent l’écologie des cours d’eau. Une gestion durable devrait tenir compte non seulement des effets individuels d'éclusée, mais aussi de leurs conséquences cumulatives.
Les fluctuations de débit dues aux effets d’éclusée sont bien visibles au niveau de la rive de la Sarine, dans le canton de Fribourg. La ligne claire dans l’eau indique le niveau pendant une phase à débit plancher. Le débit d’éclusée (débit maximal d’éclusée) est aussi bien visible sur la partie humide du banc de gravier (Photo: Christine Weber).

Sur fond de transition énergétique, les centrales hydroélectriques à accumulation gagnent en importance. Elles peuvent en effet compenser les fortes fluctuations de la production d’électricité issue d’autres sources d’énergie renouvelable telles que le solaire et l’éolien. La demande en solutions flexibles pour produire du courant est en forte croissance et sera multipliée par neuf d’ici 2050 selon les prévisions de l’UE. L’énergie hydroélectrique contribue à une production énergétique respectueuse du climat. Mais dans le même temps, elle met la biodiversité sous pression.

Les fréquentes mises en marche et arrêts des turbines entraînent des variations de débit importantes, appelées éclusées, dans les cours d’eau en aval des centrales hydroélectriques à accumulation. Ces de débit constituent une atteinte sensible à l’écosystème: lors d’une phase de débit plancher (bas débits), les habitats proches des rives peuvent s’assécher en peu de temps, de sorte que les poissons, les insectes aquatiques et autres êtres vivant dans le cours d’eau s’échouent et meurent. Lors d’une phase de débit d’éclusée en revanche, le fort courant modifie non seulement la mosaïque diversifiée des habitats, mais emporte aussi avec lui les animaux et les plantes. Le nombre d’individus et la diversité des espèces diminuent alors drastiquement. On voit donc le défi majeur de la transition énergétique: concilier production d’électricité respectueuse du climat et protection efficace de la biodiversité.  

Négligée jusque-là: la fréquence des éclusées

La recherche étudie depuis des années comment les effets d’éclusée impactent les écosystèmes des cours d’eau et comment réduire leurs effets négatifs. Des mesures de construction et d’exploitation sont en cours de mise en œuvre (voir encadré). Toutefois, la fréquence marquée des fluctuations artificielles du débit est un aspect encore sous-estimé. Alors que les cours d’eau à régime naturel connaissent une importante fluctuation du débit tous les deux à onze jours, les cours d’eau soumises aux éclusées en subissent souvent deux à trois fois par jour.  

Cadre légal et importance de l’assainissement des éclusées

La loi suisse sur la protection des eaux oblige les exploitants de centrales hydroélectriques à éclusées à réguler le débit afin de minimiser l’impact sur les habitats et les espèces typiques qui les habitent. L’objectif est d’assainir les impacts écologiques majeurs dans le cadre de la proportionnalité d’ici 2030. Les centrales hydroélectriques soumises à un renouvellement des concessions doivent aussi se conformer à ces exigences. Les mesures d’assainissement, dont le rétablissement de la migration piscicole et du régime de charriage proche de l’état naturel, jouent un rôle central dans la protection de la biodiversité des cours d’eau.

L’assainissement des éclusées se concentre actuellement sur la régulation des effets des éclusées individuels, en construisant par exemple des bassins de compensation. La priorité est accordée à la réduction des taux de montée et de descente du niveau d’eau d’une éclusée. Il est également envisageable d’appliquer des mesures d’exploitation alternatives ou de déverser directement un cours d’eau plus grand ou dans une étendue d’eau, comme un lac par exemple. Pour cette dernière, le tronçon à éclusées est transformé en tronçon à débit résiduel constant.

Effet cumulatif: plus que la somme des différents événements

Des chercheuses et chercheurs de l’institut de recherche sur l’eau Eawag ont donc étudié, en collaboration avec des partenaires de l’EPF Zurich, de l’INRAE de Lyon, de la ZHAW et de la BOKU Vienne, l’influence de plusieurs éclusées rapprochées sur la dynamique des habitats de cours d’eau. «Nos études montrent que les éclusées récurrentes augmentent la dynamique des habitats, soit leur répartition temporelle et spatiale, de 26 à 75 fois par rapport au régime naturel», explique Nico Bätz, scientifique du groupe de recherche Revitalisation des cours d’eau de l’Eawag. Les fluctuations permanentes du débit modifient la disponibilité, la stabilité et l’interconnexion de habitats importants au sein d’un tronçon du cours d’eau, comme les zones de frai ou de refuge pour les poissons et insectes aquatiques. L’écosystème peut généralement bien tolérer un événement isolé. Mais le changement répétitifs des habitats provoque du stress et augmente la mortalité de nombreuses espèces. 

«Les nouveaux résultats sur l’échouage de poissons juvéniles de la BOKU Vienne, que nous avons récemment publiés en commun, sont un exemple marquant de l’impact profond qu’ont les éclusées récurrentes», ajoute Nico Bätz. Une baisse de niveau au débit plancher isolée n’est en général pas très dangereuse, la population de poissons peut normalement se régénérer. En revanche, lorsque les habitats des poissons juvéniles s’assèchent plusieurs fois par jour, il peut en résulter une réduction sensible de la population en très peu de temps. Des études de terrain montrent que la fréquence quotidienne des éclusées exerce une forte influence sur la densité des juvéniles.

Dans les tronçons de rivières en Autriche connaissant moins d’une éclusée par jour, la densité de truites de rivière juvéniles était en moyenne 2,3 fois plus élevée; celle des ombres juvéniles était même 18 fois plus élevée que dans les tronçons subissant des fluctuations de débit plus fréquentes. Des simulations numériques indiquent que les fluctuations de débit répétées lies aux éclusées peuvent avoir des conséquences majeures sur la population de juvéniles au bout de quelques jours ou mois, selon la fréquence, même lorsque le taux de descente du niveau d’eau est ralenti, une pratique d’assainissement courante. «Nos travaux de recherche montrent clairement que l’impact cumulatif sur l’écosystème lié à la fréquence des éclusées dépasse largement la somme des effets des événements individuels», résume Nico Bätz.  

Nouvelles approches pour quantifier les impacts des éclusées récurrentes

Les chercheuses et chercheurs ont développé trois nouvelles métriques pour mieux comprendre et quantifier les effets des éclusées récurrentes sur la dynamique des habitats.

Probabilité d’habitat: Cette métrique indique la proportion de disponibilité des types d’habitats considérés, comme les eaux peu profondes ou les zones à faible débit. Observée au fil du temps, elle définit les conditions de habitats dominantes auxquelles les organismes sont exposés en raison des fluctuations du débit. 

Changements de types d’habitat: Cette métrique indique à quelle fréquence changent les types de habitats sur une zone donnée. La fréquence des changements du type d’habitat est d’une importance cruciale pour les organismes à mobilité réduite comme les plantes et la plupart des insectes aquatiques qui ne peuvent pas changer leur emplacement, ou ne le peuvent que lentement. Les changements fréquents des conditions d’habitat peuvent gravement affecter ces organismes et réduire leur capacité de survie.

Déplacement des habitats: Cette métrique indique dans quelle mesure les habitats se déplacent dans l’espace au fil du temps. Elle est particulièrement importante pour les organismes mobiles, tels que les poissons adultes, qui, en raison des fluctuations du débit, doivent quitter leur emplacement pour trouver un habitat approprié. Les déplacements fréquents augmentent le risque d’échouage, pèsent sur le bilan énergétique des organismes mobiles et peuvent affecter à long terme leur capacité de survie.

Rendre l’utilisation de l’énergie hydroélectrique aussi respectueuse des cours d’eau que possible

Afin de préserver à long terme la résilience et la biodiversité de nos cours d’eau, la gestion de l’énergie hydroélectrique doit prendre en compte non seulement l’impact d’une éclusée, mais aussi de leurs effets cumulatifs. Une meilleure intégration de cet aspect peut contribuer à mieux prendre en compte les impacts potentiels des centrales hydroélectriques à accumulation sur la biodiversité. «Nos métriques peuvent compléter les approches existantes, telles que celles proposées dans l’aide à l’exécution de l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) relative aux éclusées, pour garantir l’équilibre entre la production hydroélectrique, qui constitue la colonne vertébrale de la transition énergétique, et la protection de la biodiversité», assure Nico Bätz. Les chercheurs recommandent donc d'intégrer explicitement la fréquence des fluctuations de débit dues aux éclusées dans la gestion des centrales hydroélectriques. Des propositions sur la manière d'en tenir compte lors de la rénovation, de l'extension et de la construction ainsi que lors de l'octroi de nouvelles concessions sont en cours d'élaboration.  

Publication originale

Bätz, N.; Judes, C.; Weber, C. (2023) Nervous habitat patches: the effect of hydropeaking on habitat dynamics, River Research and Applications, 39(3), 349-363, doi:10.1002/rra.4021, Institutional Repository

Hayes, D. S.; Bätz, N.; Tonolla, D.; Merl, K.; Auer, S.; Gorla, L.; Weber, C.; Naudascher, R.; Silva, L. G. M.; Schmutz, S.; Unfer, G.; Führer, S.; Zeiringer, B.; Greimel, F. (2024) Why hydropeaking frequency matters: effects of recurring stranding on fishJournal of Ecohydraulicsdoi:10.1080/24705357.2024.2426820Institutional Repository

Bätz, N.; Judes, C.; Weber, C. (2023) Nervous habitat patches: the effect of hydropeaking on habitat dynamicsRiver Research and Applications, 39(3), 349-363, doi:10.1002/rra.4021Institutional Repository

Coopérations

  • Wasserforschungsinstitut Eawag
  • Institut für Wasser und Umwelt, Karlsruhe Institut für Technology (KIT)
  • Versuchsanstalt für Wasserbau, Hydrologie und Glaziologie VAW, ETH Zürich
  • Stocker Lab, Departement Bau, Umwelt und Geomatik, ETH Zürich
  • Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement, INRAE Lyon
  • Universität für Bodenkultur (BOKU), Wien
  • Institut für Umwelt und Natürliche Ressourcen, Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften, ZHAW
  • Bundesamt für Umwelt, BAFU